Azur et Asmar, ou le Grand Oeuvre de la Fée des Jinns

L'histoire que nous raconte Michel Ocelot avec « Azur et Asmar » est universelle : chacun y trouvera celle qu’il préfère. On pourra par exemple y célébrer une fraternité de lait bien plus forte qu'une fraternité de sang, entre deux garçons de condition et de couleur bien différentes, mais partageant la même mère nourricière, généreuse et aimante, et présentant deux caractères si semblables de fierté virile qu'on n’en arrive à ne plus savoir qui est qui, pour peu qu'ils se soient battus dans la boue :

On pourrait aussi y voir la caricature du méchant blanc esclavagiste, Crésus au cœur sec, jetant dans les rigueurs de l’hiver une pauvre femme et son fils, une fois qu’il n’en a plus l’usage, en les livrant ainsi à une mort certaine :

D’aucuns y retrouveront naturellement l’inépuisable histoire du fier chevalier allant libérer une captive princesse des griffes d’un horrible sortilège, et gagner ainsi son cœur. Shrek l’avait déjà fait …

Mais personnellement, j’aime à lire cette histoire comme celle d’une femme parfaite réalisant son Grand Œuvre : la recherche de l’amour idéal. Dans la vie d’une femme, c’est finalement ce qu’il y a de plus difficile à trouver, l’amour véritable : les prétendants sont légion, mais la plupart ne connaissent pas l’amour, tout au plus le désir. Probablement même qu’aucun homme ne connaît naturellement l’amour, il faut que la Femme lui apprenne ce que c’est, sans oublier que tous les hommes ne sont pas capables de cet apprentissage.

Dans le cas d’Azur et Asmar, la femme parfaite n’est autre que la fée des Jinns …

Et du fait de sa perfection, elle va placer la barre très haut avant d’accorder ses faveurs à son élu. Il faudra qu’il remplisse trois conditions :

Pour trouver cette perle rare et révéler ses qualités, la fée va organiser un immense jeu de piste, très dangereux et même potentiellement mortel ; il devra à la fois inciter un maximum de candidats à concourir pour augmenter la probabilité de trouver l’être digne d’amour, et être suffisamment sélectif pour qu’un et un seul soit élu.

A cet effet, sa triste histoire de prisonnière d’un sortilège attendant son sauveur est largement diffusée dans la culture populaire : elle est racontée par les mères aux jeunes garçons, et on peut même la trouver dans certaines bonnes bibliothèques, comme par exemple celle d’un vieux savant juif. On y apprend, outre la beauté de la fée et sa triste condition, la nature des obstacles qui attendent les candidats : par exemple, les animaux fabuleux et terribles, lion affamé et oiseau de proie :

Mais aussi les cavernes étranges peuplées de brigands prêts à vous couper la gorge pour gagner votre place dans la course à la Fée …

Pour la plupart de ces obstacles, il faudra découvrir des « clefs subtiles » ; pour d’autres, on pourra trouver chez certaines personnes savantes et bien achalandées, comme par exemple la pétulante Princesse Soleil du Matin, des brimborions tels que le « rugisseur » pour lion affamé, ou la « plume apaisante » pour rapace agressif.

Par contre, il est une épreuve particulièrement mystérieuse, pour laquelle aucune science ne peut rien : il s’agit de l’ultime, celle des Portes Pareilles :

D’après la légende, une fois arrivé au seuil du palais de la Fée, le candidat qui a triomphé de tous les dangers doit choisir, parmi deux portes rigoureusement identiques, laquelle le mènera au succès. Mais seule l’une de ces deux portes conduirait à la Salle des Lumières ; l’autre ne serait qu’un passage vers le tombeau de la Grotte des Ténèbres. Il va sans dire que l’on a droit qu’à un seul essai …

C’est dans ces périlleuses et incertaines conditions que notre héros, Azur, se lance dans l’aventure : on dit parfois qu’il n’y a que le premier pas qui coûte ; ce n’est pas vrai, mais certainement, c’est celui qui coûte le plus cher. En effet, il s’agit de renoncer à beaucoup de certitudes confortables : famille, douceur, richesse, plaisir ; pour poursuivre rien de plus qu’une chimère, sans aucune garantie de victoire. Azur renonce donc à toute certitude, si ce n’est celle d’accomplir sa destinée, et se lance dans la traversée de la mer qui le sépare de la Fée :

Et lui qui pensait avoir fait le plus difficile en quittant son confort, tombe plus bas encore en faisant naufrage, perdant tout … Il échoue dans un pays aride peuplé de gens méchants et superstitieux qui le rejettent à cause de la couleur de ses yeux.

Mais sa foi en sa destinée est inébranlable, et comme il le dit lui-même très justement : tous les obstacles sont prévus, et chacun d’eux renforce sa détermination. Cette simple affirmation confirme la nature profondément amoureuse du sentiment qu’il éprouve pour la Fée, et justifie à elle seule cet immense et terrible jeu de piste.

Afin de sauver sa vie des superstitions autochtones induites par la couleur de ses yeux, il renonce à voir et entame sa recherche des « clefs subtiles », mettant à profit sa sensibilité du toucher et de l’odorat. Il découvre ainsi la « clef chaude » que tous ses concurrents cherchaient en vain avec leurs yeux et leur force brute en défonçant le sol sous leurs pieds :

Mettant ensuite à profit sa sensibilité olfactive, il découvre rapidement la « clef parfumée » :

Puis il affronte comme prévu le terrible lion, dont il se fait un allié grâce à son « rugisseur » de poche :

Ayant ainsi fait la preuve de sa sensibilité, de son courage et de sa force, son âme noble sauve ensuite de la mort son concurrent le plus menaçant, qui n’est autre que son frère de lait : blessé à mort par des brigands sans pitié, celui-ci est porté sur son dos par Azur, lui faisant ainsi courir un redoutable handicap :

C’est ainsi que tous deux arrivent devant l’ultime et mystérieuse épreuve : les Portes Pareilles :

Et comme il faut bien choisir, Azur se fie à son intuition, et choisit la gauche : peut-être estime-t-il que la gauche à quelque chose de féminin ?

Et c’est la terrible déception de la Grotte des Ténèbres :

Mais c’est alors que l’on comprend enfin la nature profonde de cette dernière et mystérieuse épreuve : en fait, les Portes Pareilles conduisent toutes deux au même endroit, comme leur nom le laissait à penser. Et cet endroit est le lieu de la toute première rencontre : c'est un moment très particulier qui permet à la Fée de ressentir les vibrations qu'engendre en elle la présence physique de son amant potentiel. Si ces vibrations restent inaudibles, le candidat, malgré toutes les qualités "techniques" dont il a fait preuve, restera dans l'obscurité à jamais, seul avec sa certitude de s'être simplement trompé de porte.

Mais si cette présence fait battre à tout rompre le coeur de la Fée, la lumière se fera et le sortilège sera rompu. C'est l'épreuve décisive de la Présence Vibrante. Pour Azur, la vibration est telle qu'elle pulvérise la prison de verre qui, tel l’écrin d’une rose délicate, protégeait la Fée des rustres et des malpolis :

Mais c’est aussi à ce moment là que l’on réalise combien il aurait été mesquin et déplacé d’hésiter à tout sacrifier à cette si noble dame : car si la Fée peut paraître cruelle avec les candidats malheureux, elle sait user avec générosité de ses pouvoirs magiques au profit de ceux qui le méritent. Elle est ainsi capable de ressusciter les mourants, grâce à l’un de ses Jinns, le médecin, qui opère par simple imposition des mains :

A ce point du récit, on pourrait penser que tout est dit, et qu’il ne reste plus qu’à nos deux héros à convoler sur un tapis volant en de justes et paradisiaques noces …

Mais Michel Ocelot nous a préparé un délicieux petit grain de diamant, qui vient joliment enrayer la parfaite mécanique que la Fée avait concoctée pour parfaire son Grand Œuvre : la règle du jeu voulait que le vainqueur soit le premier à pénétrer dans la Salle des Lumières ; mais l’arrivée rigoureusement simultanée des deux frères, l’un portant l’autre, provoque un grand embarras, car une telle noblesse d’âme n’avait pas été prévue … Et c’est grâce à cet embarras charmant que la Fée nous révèle son humanité, affichant une touchante perplexité :

On sollicite alors un auguste aréopage de gens forts sages pour trancher ce nœud gordien ; certains vont jusqu’à proposer d’élire ex aequo les deux vainqueurs, ce qui a pour effet d’offusquer la Fée, qui ne saurait envisager un seul instant de partager son amour :

Et c’est finalement Azur qui emportera la décision, à l’issue d’une épreuve impromptue de danse pré-nuptiale, qui permet à la Fée de mesurer avec lequel des deux hommes son cœur a le plus de résonance et d’harmonie.

Tous deux coulent depuis des jours heureux : on dit même qu’ils sont chaque jour plus amoureux l’un de l’autre …

Moralités :