Ecrire, être lu

Papa disait toujours qu'il faut une sublime excuse pour écrire l'histoire de sa vie avec l'espoir d'être lu.

"A moins que ton nom ne soit comparable à ceux de Mozart, Matisse, Churchill, Che Guevara ou Bond - James Bond -, il vaut mieux que tu consacres ton temps libre à peindre avec tes doigts ou à pratiquer le palet, car personne, mis à part ta pauvre mère aux bras flasques et aux cheveux rêches qui te couve d'un regard tendre comme du veau, ne voudra écouter le récit de ta pitoyable existence, laquelle s'achèvera sans doute comme elle a commencé - dans un râle." [...]

Les Sauterelles

Je dois aussi signaler que papa [...] possédait ce genre de beauté qui n'éclot vraiment qu'à la quarantaine. [...] Au fil des ans, cependant (grâce surtout à la fournaise africaine), papa s'était patiné, et il avait désormais l'apparence d'un vieux loup de mer. Ce qui faisait de lui la cible, le phare, l'ampoule électrique de bien des femmes à travers le pays, en particulier dans la tranche d'âge supérieure à trente-cinq ans.

Papa attrapait les femmes comme certains pantalons en laine attrapent les peluches. Pendant des années, je leur avais donné un surnom, même si je me sens quelque peu coupable de l'utiliser à présent : les Sauterelles (voir "Sauterelle commune", Insectes ordinaires, vol. 24).

Il y avait eu Mona Letrovski, l'actrice de Chicago aux yeux écartés et aux bras couverts de poils noirs qui adorait s'écrier : "Gareth, quel grand fou !" en lui tournant le dos, si bien que papa était censé la saisir par les épaules pour découvir l'espérance sur son visage. Il se contentait d'observer son dos comme une peinture abstraite, puis allait se servir un verre de bourbon à la cuisine. Il y avait eu Connie Madison Parker, dont le parfum flottait longtemps en l'air comme un nuage. Il y avait eu Zula Pierce d'Okush, Nouveau-Mexique, une femme noire plus grande qui lui, si bien que, lorsque papa l'embrassait, elle devait se pencher comme si elle regardait par l'oeillet de la porte. Elle m'appelait "Bleu, mon baby", ce qui, à l'image de sa relation avec papa, se détériora vite en "Baby bleue", puis "Baby verte", et pour finir "Balivernes". ("Balivernes ne m'a jamais aimée !" hurlait-elle.)

Les aventures de papa ne duraient jamais moins que l'incubation d'un oeuf d'ornithorynque (19-21 jours) et jamais plus que la gestation d'un écureuil (24-25 jours). Je reconnais que, parfois, je haïssais les Sauterelles, surtout celles qui abondaient en conseils, astuces et trucs de filles, comme Connie Madison Parker, laquelle força la porte de ma salle de bains pour me repocher de ne pas mettre mes formes en valeur (voir "Mollusques", Encyclopédie du vivant, 4e éd.).

Connie Madison Parker, 36 ans, sur lesdites formes : " Il faut exhiber tes atouts, ma chérie. Sans ça, non seulement tu resteras invisible aux yeux des garçons - et crois-moi, ma soeur est aussi plate que toi, et elle, c'est carrément les grandes plaines à l'est du Texas, pas la moindre colline - mais, un jour, tu te rendras compte que tu n'as plus rien en stock. Et alors, qu'est-ce que tu feras ?"

Parfois, les Sauterelles étaient correctes. Certaines, parmi les plus douces et les plus dociles comme la pauvre Tally Meyerson aux yeux tombants, me faisaient de la peine, car papa avait beau ne jamais leur cacher qu'elles étaient aussi temporaires qu'un bout de scotch, la plupart étaient aveugles à son indifférence (voir "Basset", Dictionnaire des chiens, vol. 1).

Peut-être les Sauterelles pensaient-elles que papa avait éprouvé ce sentiment pour les autres, mais que, forte de trente années de lectures de magazines féminins et d'un avis d'expert sur Lui passer la bague au doigt (Trask, 1990) et La froideur : comment ne pas y attacher d'importance (et le transformer en toutou) (Mars 2000), sans oublier ses propres expériences qui avaient pourtant viré à l'aigre, chaque Sauterelle ou presque (avec la conviction et la ténacité que l'on attribue en général au fanatisme religieux) était convaincue que, à l'instant où il aurait succombé à son charme mielleux, papa se métarmorphoserait. Après quelques bonnes soirées, il saurait à quel point elle était grisante en cuisine, torride au lit, d'agréable compagnie en voiture. C'était donc toujours une grande surprise quand papa éteignait la lumière, chassait sans ménagement la Sauterelle hors de la moustiquaire, et aspergeait la véranda d'insecticide.

Papa et moi étions des alizés balayant une ville et semant la désolation sur notre passage.

Parfois les Sauterelles tentaient de briser notre élan, croyant avec naïveté que l'on peut dérouter un vent dominant et ainsi influer de façon permanente sur le climat terrestre. Deux jours avant notre déménagement prévu pour Harpsberg, Connecticut, Jessie Rose Rubiman de Newton, Texas, héritière de la franchise Rubiman Moquettes, annonça à papa qu'elle était enceinte de lui. En larmes, elle le supplia de la laisser nous accompagner à Harpsberg, sans quoi papa devrait payer une première somme forfaitaire de 100 000 $, puis une rente mensuelle de 10 000 $ pendant les dix-huit années à venir. Papa ne s'affola nullement. Dans ce genre de cas, il se vantait d'avoir le flegme d'un maître d'hôtel dans un restaurant aux vins hors de prix, avec des soufflés* à commander à l'avance et un chariot de fromages. Sans s'énerver, il exigea un test sanguin.

En réalité, Jessie n'était pas enceinte. Elle avait une curieuse grippe intestinale qu'elle avait un peu trop vite confondue avec des nausées matinales. Comme nous nous préparions à partir pour Harpsberg avec une semaine de retard, Jessie laissa sur notre répondeur des monologues sanglotants d'une tristesse infinie. Le jour de notre départ, papa trouva une enveloppe sur le seuil de la véranda. Il voulut la dérober à mon regard. "Notre dernière facture", prétendit-il, car il aurait préféré mourir plutôt que de me montrer les "divigations hormonales d'une folle" dont il était pourtant responsable. Mais six heures plus tard, quelque part dans le Missouri, je subtilisai la lettre dans la boîte à gants alors qu'il faisait halte dans une station-service pour acheter des pastilles contre les brûlures d'estomac.

Papa jugeait les lettres d'amour d'une Sautrerelle aussi laborieuses que l'extraction de l'aluminium, mais pour moi c'était comme découvrir un filon d'or dans du quartz. Nulle part en ce monde, il n'y avait plus pure pépite d'émotion.

J'ai toujours ma collection, qui s'élève à dix-sept au total. Voici ci-dessous un extrait des quatre pages de l'Ode de Jessie à Gareth :

Tu es tout pour moi et j'irais au bout du monde, si tu me le demandais. Mais ce n'est pas le cas, alors je veux bien rester ton amie. Tu vas me manquer. Je suis désolée pour cette histoire d'enfant. J'espère que nous resterons en contact et que tu verras toujours en moi une amie sur qui tu peux compter pour le meilleur et pour le pire. Je suis désolée de t'avoir traité de porc hier au téléphone. Gareth, je te demande d'oublier ce que j'ai été dans nos deux derniers jours et de garder en mémoire la femme heureuse que tu as rencontrée sur la parking du K-Mart.

Va en paix.

Mais la plupart du temps, à part quelques rares bourdonnements du téléphone par une soirée tranquille, il n'y avait que papa et moi, tels George et Martha Washington, Butch Cassidy et le Kid, Fred et Ginger, Mary et Percy Bysshe.

In La physique des catastrophes, de Marisha Pessl