Le nom de la Rose

L'acmé de l'amour au masculin

Elle me disait des mots doux, et me sembla-t-il, quelque chose comme : "Toi, tu es jeune, toi, tu es beau..." Il arrive rarement à un novice, qui a passé toute son enfance dans un monastère, d'entendre des déclarations sur sa beauté, on est plutôt bien averti que la beauté corporelle est fugace et qu'il faut la tenir pour fort vile : mais les trames de l'ennemi sont infinies et j'avoue que cette allusion marquée à ma vénusté, pour mensongère qu'elle fût, pénétra avec vive douceur dans mes oreilles et me donna un irrépressible émotion. D'autant que disant cela, la jeune fille avait tendu la main vers moi et du bout de ses doigts, effleuré ma joue, alors complètement imberbe. J'en éprouvai comme un impression de défaillance, mais à ce moment-là je n'arrivais pas à ressentir l'ombre d'un péché dans mon coeur. 

D'un coup la jeune fille m'apparut ainsi que la vierge noire mais toute belle dont parle le Cantique. elle portait une pauvre robe élimée de toile écrue qui s'ouvrait, assez impudique, sur sa poitrine, et au cou un collier de menues pierres colorées et je crois, sans valeur aucune. Mas sa tête se dressait fièrement sur un cou blanc comme une tour d'ivoire, ses yeux étaient clairs comme les piscines de Hesbhôn, son nez était une tour du Liban, les nattes de son chef comme la pourpre. Et : "Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle !" me pris-je à murmurer.

Alors la créature s'approcha encore plus de moi, et elle leva encore une main pour caresser mon visage, et elle répéta encore une fois les mots que j'avais déjà entendus. Et tandis que je ne savais pas si la fuir ou m'approcher davantage encore, tandis que ma tête palpitait comme si les trompettes de Josué allaient faire crouler les murs de Jéricho, et qu'en même temps je désirais et tremblais de la toucher, elle eut un sourire de grande joie, émit un gémissement étouffé, et défit les lacets qui retenaient encore sa robe sur sa poitrine, qu'elle fit glisser de son corps comme une tunique, et elle resta devant moi comme Eve devait être apparue à Adam au jardin de l'Eden. "Pulchra sunt ubera quae paululum supereminent et tument modice" [ses seins un peu gonflés et beaux], murmurai-je, car ses seins m'apparurent comme deux faons, jumeaux d'une gazelle, qui paissaient parmi les lis, son nombril fut une coupe ronde où le vin drogué ne manque jamais, son ventre, un monceau de froment entouré de fleurs des vallées.

O amour, fille de délices, un roi est pris à tes boucles, mumurai-je en moi, et je fus dans ses bras, et nous tombâmes ensemble sur les dalles nues des cuisines et, je ne sais si de ma propre initiative ou grâce à son art à elle, je me trouvai libéré de ma robe de novice et nous n'eûmes point honte de nos corps et cuncta erant bona [tout était bon].

Et elle me baisa des baisers de sa bouche, et ses amours furent plus délicieuses que le vin et l'arôme de ses parfums m'enivrait de délices, et son cou était beau entouré de perles et ses joues cerclées de pendentifs, que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle, tes yeux sont des colombes (disais-je) et laisse-moi voir ton visage, fais-moi entendre ta voix, car ta voix est harmonieuse et ton visage enchanteur, tu m'as fait perdre le sens, ma soeur, tu m'as fait perdre le sens, d'un seul de tes regards, avec une seule gemme de ta langue, le parfum de ton souffle est comme celui des pommes, tes seins en grappes, comme des grappes de raisin, ton palais un vin exquis qui pique droit sur mon amour et coule sur les lèvres et sur les dents. Je mangeais ma gaufre et mon miel, je buvais mon vin et mon lait, qui était, qui était donc celle-ci qui surgissait comme l'aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme les bataillons ?

Ô Seigneur, quand l'âme se voit ravie, alors la seule vertu est d'aimer ce que tu vois (n'est-ce pas ?), la plus haute félicité est d'avoir ce que tu as, alors la vie bienheureuse se boit à la source (ne l'a-t-on pas dit déjà ?), alors on savoure la vraie vie qu'après cette vie mortelle il nous reviendra de vivre auprès des anges dans l'éternité...

Voilà ce qui sillonnait mon esprit, et il me semblait que les prophéties se réalisaient, enfin, tandis que la jeune fille me comblait de douceurs indescriptibles et mon corps était devenu tout entier un oeil devant et derrière, et je voyais tout ce qui m'entourait d'un seul coup. 

Comme une petite goutte d'eau instillée dans une grande quantité de vin se dissipe tout à fait pour prendre couleur et saveur de vin, comme le fer incandescent et enflammé devient tout semblable au feu, perdant sa forme primitive, comme l'air inondé par la lumière du soleil est transformé en la plus grande splendeur et en la même clarté, au point de ne pas paraître illuminé mais être lumière lui-même, ainsi je me sentais mourir de tendre liquéfaction, si bien qu'il ne me resta plus que la force de murmurer les paroles du psaume : "Voici : ma poitrine est comme le vin nouveau, sans ouverture, qui brise les outres neuves", et aussitôt je vis une éclatante lumière et en elle une forme couleur du saphir qui s'enflammait tout entière d'un feu rutilant et très suave, et cette lumière splendide se dissémina complètement dans le feu rutilant, et ce feu rutilant dans cette forme resplendissante.

Tandis que, presque évanoui, je tombais sur le corps auquel je m'étais uni, je compris dans un ultime souffle de vitalité que la flamme consiste en une spendide clarté, en une vigueur innée et en une ardeur ignée, mais la splendide clarté elle la possède pour briller et l'ardeur ignée pour brûler. Puis je compris l'abîme, et les abîmes ultérieurs qu'il invoquait.

Et moi j'aimais la jeune fille justement parce qu'elle existait, et j'étais heureux, pas envieux, qu'elle existât.

"Fils, quand vient l'amour fou, rien ne peut l'homme !"

La Femme, créature divine

Et sur la femme comme source de tentation, les Ecritures ont déjà suffisamment parlé. De la femme, l'Ecclésiaste dit que sa conversation est comme un feu ardent, et les Proverbes disent qu'elle s'empare de l'âme précieuse de l'homme et que les plus forts ont été ruinés par elle. Et l'Ecclésiaste dit encore : "Or je trouve plus amer que la mort : la femme, car elle est un piège, et son coeur un filet ; et ses bras des chaînes." Et d'autres ont dit qu'elle est le vaisseau du démon. Toutefois, je n'arrive pas à me convaincre que Dieu ait voulu introduire dans la création un être aussi immonde sans le douer de quelque vertu. En effet, Il a créé l'homme dans ce monde vil, et à partir de la boue, et la femme en un second temps, dans le paradis terrestre, et à partir de noble matière humaine. Et il ne l'a pas tirée des pieds ou des intestins du corps d'Adam, mais de sa côte. En second lieu le Seigneur qui peut tout, aurait pu se faire homme d'une certaine façon miraculeuse, et Il choisit au contraire de s'incarner dans le ventre d'une femme, signe qu'elle n'est pas aussi immonde que cela. Et lorsqu'Il apparut après la résurrection, Il apparut à une femme. Et enfin, dans la gloire céleste aucun homme ne sera roi de cette suprême patrie, au contraire en sera reine une femme qui  n'a jamais péché. Si donc le Seigneur a eu tant d'attentions pour Eve elle-même et pour ses filles, est-il si anormal que nous aussi nous nous sentions attirés par les grâces et par la noblesse de ce sexe ?

Le Diable

Voilà, peut-être est-ce l'unique vraie preuve de la présence du diable, que l'intensité avec laquelle tous en ce moment aspirent à le savoir à l'oeuvre...

...comment à partir de l'amour de pénitence et du désir de purifier le monde, peut naître sang et massacres...

Et que raconterons-nous aux pécheurs, si nous ne pouvons les menacer d'un enfer qui soit déjà ouvert dès l'instant où ils meurent ?

Je désirais connaître depuis longtemps un homme dont la renommée m'a servi de leçon et d'avertissement pour bien des décisions importantes qui ont orienté ma vie.

... une arme formidable que tout inquisiteur dans l'exercice de ses fonctions possède et manoeuvre : la peur du dénoncé, qui d'ordinaire lui dit, par crainte d'être soupçonné de quelque chose, ce qui peut servir à rendre suspect quelqu'un d'autre.

Le diable n'est pas le principe de la matière, le diable est l'arrogance de l'esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n'est jamais effleurée par le doute. Le diable est sombre parce qu'il sait où il va, et allant, il va toujours d'où il est venu.

L'Antéchrist peut naître de la piété même, de l'excessif amour de Dieu ou de la vérité, comme l'hérétique naît du saint et le possédé du voyant. Redoute, Adso, les prophètes et ceux qui sont disposés à mourir pour la vérité, car d'ordinaire ils font mourir des mutlitudes avec eux, souvent avant eux, parfois à leur place.

-Qu'est-ce qui vous effraie le plus dans la pureté ? demandai-je.

- La hâte, répondit Guillaume.

La Vérité

Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l'unique vérité est d'apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité.

- Donc, vous n'avez pas qu'une seule réponse à vos questions ?

- Adso, si tel était le cas, j'enseignerais la théologie à Paris.

- A Paris, ils l'ont toujours, la vraie réponse ?

- Jamais, dit Guillaume, mais ils sont très sûrs de leurs erreurs.

- Et vous, dis-je avec un infantile impertinence, vous ne commettez jamais d'erreurs ?

- Souvent, répondit-il. Mais au lieu d'en concevoir une seule, j'en imagine beaucoup, ainsi je ne deviens l'esclave d'aucune.

Le rire

A peine Dieu rit-Il que naquirent sept dieux qui gouvernèrent le monde, à peine Il éclata de rire qu'apparut la lumière, au second éclat de rire apparut l'eau, et au septième jour de Son rire apparut l'âme.

Pour saper la fausse autorité d'une proposition absurde qui répugne à la raison, le rire aussi peut être un instrument juste. Souvent le rire sert même à confondre les méchants et à faire briller la sottise.

Des fragments de la croix, j'en ai vu quantité d'autres, dans d'autres églises. S'ils étaient tous authentiques, Notre Seigneur n'eût pas été supplicié sur deux planches croisées, mais sur une forêt entière.

- Jadis, dans une cathédrale allemande, j'ai vu le crâne de Jean-Baptiste à l'âge de douze ans. 

- Mais Jean-Baptiste fut tué à un âge plus avancé !

- L'autre crâne doit se trouver dans un autre trésor...

La science

Ce que la tentation de l'adultère est pour les laïcs et ce que le désir inapaisé des richesses est pour les ecclésiastiques séculiers, la séduction de la connaissance l'est pour les moines.

La science a affaire avec les propositions et ses termes, et les termes désignent des choses singulières. Je dois croire que ma proposition fonctionne, parce que je l'ai apprise en me fondant sur l'expérience, mais pour le croire je devrais supposer qu'il existe des lois universelles, et pourtant je ne peux en parler, car le concept même qu'il existe des lois universelles, et un ordre donné des choses, impliquerait que Dieu en fût prisonnier, tandis que Dieu est chose si absolument libre que, s'il le voulait, et d'un seul acte de sa volonté, le monde serait autrement.

Il est difficile d'accepter l'idée qu'il ne peut y avoir un ordre dans l'univers, parce qu'il offenserait la libre volonté de Dieu et son omnipotence. Ainsi la liberté de Dieu est notre condamnation, ou du moins la condamnation de notre superbe.

La sagesse

Il avait raison Bacon : le premier devoir du sage, c'est d'étudier les langues.

Umberto Eco in Le Nom de la Rose