Lettre X

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

«nos deux passions favorites, la gloire de la défense et le plaisir de la défaite »

Mais, quelque envie qu'on ait de se donner, quelque pressée que l'on en soit, encore faut-il un prétexte ; et y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l'air de céder à la force ? Pour moi, je l'avoue, une des choses qui me flattent le plus, est une attaque vive et bien faite, où tout se succède avec ordre quoique avec rapidité ; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions dû profiter; qui sait garder l'air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, et flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense et le plaisir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare que l'on ne croit, m'a toujours fait plaisir, même alors qu'il ne m'a pas séduite, et que quelquefois il m'est arrivé de me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans nos anciens tournois, la beauté donnait le prix de la valeur et de l'adresse.

Lettre XVI

Cécile Volanges à Sophie Carnay

« c’est peut-être mal de baiser une lettre … »

… Je trouvais dans les cordes [de ma harpe] une lettre pliée seulement, et point cachetée, et qui était de lui. Ah ! si tu savais tout ce qu’il me mande ! Depuis que j’ai lu sa lettre, j’ai tant de plaisir, que je ne peux plus songer à autre chose. Je l’ai relue quatre fois tout de suite, et puis je l’ai serrée dans mon secrétaire. Je la savais par cœur ; et, quand j’ai été couchée, je l’ai tant répétée, que je ne songeais pas à dormir. Dès que je fermais les yeux, je le voyais là, qui me disait lui-même tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endormie que bien tard ; et aussitôt que je me suis réveillée (il était encore de bien bonne heure), j’ai été reprendre sa lettre pour la relire à mon aise. Je l’ai emportée dans mon lit, et puis je l’ai baisée comme si … C’est peut-être mal fait de baiser une lettre comme ça, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.

Lettre XIX

Cécile Volanges au chevalier Danceny

« mais je vous en prie, ne m’écrivez plus. »

Vous étiez si triste, hier, Monsieur, et cela me faisait tant de peine, que je me suis laissée aller à  vous promettre de répondre à la lettre que vous m’avez écrite. […] Je peux bien vous assurer que je n’aurais pas eu cette complaisance-là pour tout autre que vous. […] Je ne demande pas mieux que notre amitié dure toujours ; mais je vous en prie, ne m’écrivez plus.

Lettre XXVII

Cécile Volanges à la marquise de Merteuil

« …j’aimerais mieux avoir du chagrin toute ma vie, que s’il ne me l’eût pas écrite. »

C’est ce jour-là que M. le chevalier Danceny m’a écrit : oh ! je vous assure que quand j’ai trouvé  sa lettre, je ne savais pas du tout ce que c’était : mais pour ne pas mentir, je ne peux pas dire que je n’aie eu bien du plaisir en la lisant ; voyez-vous, j’aimerais mieux avoir du chagrin toute ma vie, que s’il ne me l’eût pas écrite. Mais je savais bien que je ne devais pas le lui dire, et je peux bien vous assurer même que je lui ai dit que j’en étais fâchée : mais il dit que c’était plus fort que lui, et je le crois bien ; car j’avais résolu de ne lui pas répondre, et pourtant je n’ai pu m’en empêcher. Oh : je ne lui ai écrit qu’une fois, et même c’était, en partie, pour lui dire de ne plus écrire : mais malgré cela, il m’écrit toujours ; et comme je ne lui réponds pas, je vois bien qu’il est triste, et ça m’afflige encore davantage.

Lettre XVIII

Cécile Volanges à Sophie Carnay

«… il prit ma main qu’il serra … mais d’une façon ! »

Mais au retour, oh ! comme il  était content ! en posant ma harpe vis-à-vis de moi, il se plaça de façon que maman ne pouvait voir, et il prit ma main qu’il serra … mais d’une façon ! … ce ne fut qu’un moment : mais je ne saurais te dire le plaisir que ça m’a fait. Je la retirai pourtant ; ainsi je n’ai rien à me reprocher.

Lettre XXIX

Cécile Volanges à Sophie Carnay

«il ne faut convenir que l'on a de l'amour que quand on ne peut plus s'en empêcher … Amour et amitié, c’est la même chose. »

Comme je m’en vas écrire à M. Danceny, et comme il va être content ! il le sera d’autant plus qu’il ne croit ; car jusqu’ici je ne lui parlais que de mon amitié, et lui voulait toujours que je dise mon amour. Je crois que c’était bien la même chose ; mais enfin je n’osais pas, et il tenait à cela. Je l’ai dit à Madame de Merteuil ; elle m’a dit que j’avais eu raison, et qu’il ne fallait convenir d’avoir de l’amour, que quand on ne pouvait plus s’en empêcher ; or je suis bien sûre que je ne pourrai pas m’en empêcher plus longtemps ; après tout, c’est la même chose, et cela lui plaira davantage.

Lettre XXXIII

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

« la présence de l’objet aimé empêche la réflexion et nous fait désirer d’être vaincues. »

C’est le défaut des romans : l’auteur se bat les flancs pour s’échauffer, et le lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu’on en puisse excepter ; et malgré le talent de l’auteur, cette observation m’a toujours fait croire que le fonds en était vrai. Il n’en est pas de même en parlant. L’habitude de travailler son organe y donne de la sensibilité : la facilité des  larmes y ajoute encore ; l’expression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse ; enfin, le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre, qui est la véritable éloquence de l’amour ; et surtout, la présence de l’objet aimé empêche la réflexion et nous fait désirer d’être vaincues.

Croyez-moi, Vicomte : on vous demande de ne plus écrire : profitez-en pour réparer votre faute et attendez l’occasion de parler. Savez-vous que cette femme a plus de force que je ne croyais ? Sa défense est bonne ; et sans la longueur de sa lettre, et le prétexte qu’elle vous donne pour entrer en matière dans sa phrase de reconnaissance, elle ne se serait pas du tout trahie.

Lettre XXXV

Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

«… accoutumé à n’éprouver que des désirs, […] je ne connaissais pas les tourments de l’amour.»

Permettez donc, Madame, que mon cœur se dévoile entièrement à vous. Il vous appartient, il est juste que vous le connaissiez.

J’étais bien éloigné, en arrivant chez madame de Rosemonde, de prévoir le sort qui m’y attendait. J’ignorais que vous y fussiez ; et j’ajouterai, avec la sincérité qui me caractérise, que quand je l’aurais su, ma sécurité n’en eût point été troublée : non que je ne rendisse à votre beauté la justice qu’on ne peut lui refuser ; mais accoutumé à n’éprouver que des désirs, à ne me livrer qu’à ceux que l’espoir encourageait, je ne connaissais pas les tourments de l’amour. […]

Malheureusement (et pourquoi faut-il que ce soit un malheur ?), en vous connaissant mieux je reconnus bientôt que cette figure enchanteresse, qui seule m’avait frappé, était le moindre de vos avantages ; votre âme céleste étonna, séduisit la mienne. J’admirais la beauté, j’adorai la vertu. Sans prétendre à vous obtenir, je m’occupai de vous mériter. En réclamant votre indulgence pour le passé, j’ambitionnai votre suffrage pour l’avenir. Je le cherchais dans vos discours, je l’épiais dans vos regards ; dans ces regards d’où partit un poison d’autant plus dangereux, qu’il était répandu sans dessein et reçu sans méfiance.

Alors je connus l’amour.

Lettre XLIV

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

«… le plus beau moment d’une femme, le seul où elle puisse produire cette ivresse de l’âme […] est celui où, assurés de son amour, nous ne le sommes pas des ses faveurs. »

Partagez ma joie, ma belle amie ; je suis aimé ; j’ai triomphé de ce cœur rebelle. C’est en vain qu’il dissimule encore ; mon heureuse adresse a surpris son secret. […]

Retiré chez moi, non sans inquiétude, je parlai à mon chasseur, qui, en sa qualité d’amant heureux, devait avoir quelque crédit. Je voulais, ou qu’il obtînt de cette fille de faire ce que je lui avais demandé, ou au moins qu’il s’assurât de sa discrétion : mais lui, qui d’ordinaire ne doute de rien, parut douter du succès de cette négociation, et me fit à ce sujet une réflexion qui m’étonna par sa profondeur.

« Monsieur sait sûrement mieux que moi, me dit-il, que coucher avec une fille, ce n’est que lui faire ce qui lui plaît : de là, à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin. »

Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante (Piron, Métromanie).

« Je réponds d’autant moi de celle-ci, ajouta-t-il, que j’ai lieu de croire qu’elle a un amant, et que je ne la dois qu’au désœuvrement de la campagne. » […]

Ce matin, j’ai revu ma sensible prude. Jamais je ne l’avais trouvée si belle. Cela devait être ainsi : le plus beau moment d’une femme, le seul où elle puisse produire cette ivresse de l’âme, dont on parle toujours et qu’on éprouve si rarement, est celui où, assurés de son amour, nous ne le sommes pas de ses faveurs ; et c’est précisément le cas où je me trouvais. Peut-être aussi l’idée que j’allais être privé du plaisir de la voir servait-elle à l’embellir.

Lettre LII

Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

«[Tant de] femmes se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu’elles sentent devoir leur être défavorable […] ;  je me crus inconstant, parce que j’étais délicat et sensible […] ; je sentis enfin qu’il m’était également impossible et de ne pas vous aimer, et d’en aimer une autre que vous.»

Vous me forcez aussi à me défendre moi-même ; car tandis que je consacre ma vie à vous adorer, vous passez la vôtre à me chercher des torts : déjà vous me supposez léger et trompeur ; et abusant, contre moi, de quelques erreurs, dont moi-même je vous ai fait l’aveu, vous vous plaisez à confondre ce que j’étais alors, avec ce que je suis à présent. […]

Si j’abandonne cependant cette époque de ma vie, qui paraît me nuire si cruellement auprès de vous, ce n’est pas qu’au besoin les raisons me manquassent pour la défendre.

Qu’ai-je fait, après tout, que ne pas résister au tourbillon dans lequel j’avais été jeté ? Entré dans le monde, jeune et sans expérience : passé, pour ainsi dire, de mains en mains, par une foule de femmes, qui toutes se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu’elles sentent devoir leur être défavorable ; était-ce donc à moi de donner l’exemple d’une résistance qu’on ne m’opposait point ? ou devais-je me punir d’un moment d’erreur, et que souvent on avait provoqué, par une constance à coup sûr inutile, et dans laquelle on n’aurait vu qu’un ridicule ? Eh ! quel autre moyen qu’une prompte rupture, peut justifier un choix honteux !

Mais, je puis le dire, cette ivresse des sens, peut-être même ce délire de la vanité, n’a point passé jusqu’à mon cœur. Né pour l’amour, l’intrigue pouvait le distraire, et ne suffisait pas pour l’occuper ; entouré d’objets séduisants mais méprisables, aucun n’allait jusqu’à mon âme : on m’offrait des plaisirs, je cherchais des vertus ; et moi-même enfin je me crus inconstant, parce que j’étais délicat et sensible.

C’est en vous voyant que je me suis éclairé ; bientôt j’ai reconnu que le charme de l’amour tenait aux qualités de l’âme ; qu’elles seules pouvaient en causer l’excès, et le justifier ; je sentis enfin qu’il m’était également impossible et de ne pas vous aimer, et d’en aimer une autre que vous.

Lettre LVI

La Présidente de Tourvel au Vicomte de Valmont

« Je suis heureuse, je dois l’être. »

Chérie et estimée d’un mari que j’aime et respecte, mes devoirs et mes plaisirs se rassemblent dans le même objet. Je suis heureuse, je dois l’être. S’il existe des plaisirs plus vifs, je ne les désire pas ; je ne veux point les connaître. En est-il de plus doux que d’être en paix avec soi-même, de n’avoir que des jours sereins, de s’endormir sans trouble, et de s’éveiller sans remords ? Ce que vous appelez le bonheur, n’est qu’un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. Eh ! comment affronter ces tempêtes ? comment oser s’embarquer sur une mer couverte des débris de mille et mille naufrages ? Et avec qui ? Non, Monsieur, je reste à terre : je chéris les liens qui m’y attachent. Je pourrais les rompre, que je ne le voudrais pas ; si je ne les avais, je me hâterais de les prendre.

Lettre LXVII

La Présidente de Tourvel au Vicomte de Valmont

« En vous offrant mon amitié, je vous donne tout ce qui est à moi. »

Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre ; renoncez à un sentiment qui m’offense et m’effraie, et auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en songeant qu’il est l’obstacle qui nous sépare. Ce sentiment est-il donc le seul que vous puissiez connaître, et l’amour aura-t-il ce tort de plus à mes yeux, d’exclure l’amitié ? vous-même, auriez-vous celui de ne pas vouloir pour votre amie celle en qui vous avez désiré des sentiments plus tendres ? Je ne veux pas le croire : cette idée humiliante me révolterait, m’éloignerait de vous sans retour.

En vous offrant mon amitié, Monsieur, je vous donne tout ce qui est à moi, tout ce dont je puis disposer. Que pouvez-vous désirer davantage ? Pour me livrer à ce sentiment si doux, si bien fait pour mon cœur, je n’attends que votre aveu ; et la parole, que j’exige de vous, que cette amitié suffira à votre bonheur. […] Mais je vous préviens que le premier mot d’amour détruit [ma confiance] à jamais, et me rend toutes mes craintes ; que surtout il deviendra pour moi le signal d’un silence éternel vis-à-vis de vous.

Lettre LXVIII

Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

«Non, Madame, je ne serai point votre ami. »

Ce n’est pas que l’aimable franchise, la douce confiance, la sensible amitié, soient sans prix  à mes yeux … Mais l’amour ! l’amour véritable, et tel que vous l’inspirez, en réunissant tous ces sentiments, en leur donnant plus d’énergie, ne saurait se prêter, comme eux, à cette tranquillité, à cette froideur de l’âme, qui permet des comparaisons, qui souffre même des préférences. Non, Madame, je ne serai point votre ami ; je vous aimerai de l’amour le plus tendre, et même le plus ardent, quoique le plus respectueux. Vous pourrez le désespérer, mais non l’anéantir.

Lettre LXX

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

« Toute sa lettre annonce le désir d’être trompée. »

[La Présidente de Tourvel] vient de m’envoyer un projet de capitulation. Toute sa lettre annonce le désir d’être trompée. Il est impossible d’en offrir un moyen plus commode et aussi plus usé. Elle veut que je sois son ami. Mais moi, qui aime les méthodes nouvelles et difficiles je ne prétends pas l’en tenir quitte à si bon marché ; et assurément je n’aurai pas pris tant de peine auprès d’elle, pour terminer par une séduction ordinaire.

Mon projet, au contraire, est qu’elle sente, qu’elle sente bien la valeur et l’étendue de chacun des sacrifices qu’elle me fera ; de ne pas la conduire si vite, que le remords ne puisse la suivre ; de faire expirer sa vertu dans une lente agonie ; de la fixer sans cesse sur ce désolant spectacle ; et de ne lui accorder le bonheur de m’avoir dans ses bras, qu’après l’avoir forcée à n’en plus dissimuler le désir. Au fait, je vaux bien peu, si je ne vaux pas la peine d’être demandé. Et puis-je me venger moins d’une femme hautaine, qui semble rougir d’avouer qu’elle adore ?

J’ai donc refusé la précieuse amitié, et m’en suis tenu à mon titre d’amant. Comme je ne me dissimule point que ce titre, qui ne paraît d’abord qu’une dispute de mots, est pourtant d’une importance réelle à obtenir, j’ai mis beaucoup de soin à ma lettre, et j’ai tâché d’y répandre ce désordre, qui peut seul peindre le sentiment. J’ai enfin déraisonné le plus qu’il m’a été possible : car sans déraisonnement, point de tendresse ; et c’est, je crois, par cette raison que les femmes nous sont si supérieures dans les lettres d’amour.

Lettre CII

La Présidente de Tourvel à Madame de Rosemonde

« j’aime, oui, j’aime éperdument […] pour la première fois. »

Où est le temps où, tout entière à ces sentiments louables, je ne connaissais point ceux qui, portant dans l’âme le trouble mortel que j’éprouve, ôtent la force de les combattre en même temps qu’ils en imposent le devoir ! Ah ! ce fatal voyage m’a perdue …

Que vous dirai-je enfin ? J’aime, oui, j’aime éperdument. Hélas ! ce mot que j’écris pour la première fois, ce mot si souvent demandé sans être obtenu, je payerais de ma vie la douceur de pouvoir une fois seulement le faire entendre à celui qui l’inspire ; et pourtant il faut le refuser sans cesse ! Il va douter encore de mes sentiments ; il croira avoir à s’en plaindre. Je suis bien malheureuse ! Que ne lui est-il aussi facile de lire dans mon cœur que d’y régner ? […]

Enivrée du plaisir de le voir, de l’entendre, de la douceur de le sentir auprès de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le sien, j’étais sans puissance et sans force ; à peine m’en restait-il pour combattre, je n’en avais plus pour résister ; je frémissais de mon danger, sans pouvoir le fuir. […]

Condamnée à faire éternellement son malheur et le mien ; à n’oser ni me plaindre, ni le consoler ; à me défendre chaque jour contre lui, contre moi-même ; à mettre mes soins à causer sa peine, quand je voudrais les consacrer tous à son bonheur. Vivre ainsi, n’est-ce pas mourir mille fois ? […]

Pourquoi n’ai-je pas redouté plutôt ce penchant que j’ai senti naître ? Pourquoi me suis-je flattée de pouvoir à mon gré le maîtriser ou le vaincre ? Insensée ! je connaissais bien peu l’amour ! Ah ! si je l’avais combattu avec plus de soin, peut-être eût-il pris moins d’empire ! peut-être alors ce départ n’eût pas été nécessaire ; ou même, en me soumettant à ce parti douloureux, j’aurais pu ne pas rompre entièrement une liaison qu’il eût suffi de rendre moins fréquente ! Mais tout perdre à la fois et pour jamais !

Lettre CXIV

La Présidente de Tourvel à Madame de Rosemonde

«… je suis peinée de ne plus recevoir ces mêmes lettres que pourtant je refuserais encore de lire. »

Ce qui redouble mon inquiétude, c’est que, depuis quatre jours, je ne reçois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu ! ne me trompez-vous point sur son état ? Pourquoi aurait-il cessé de m’écrire tout à coup ? Si c’était seulement l’effet de mon obstination à lui renvoyer ses lettres, je crois qu’il aurait pris ce parti plus tôt. Enfin, sans croire aux pressentiments, je suis depuis quelques jours d’une tristesse qui m’effraie. Ah ! peut-être suis-je à la veille du plus grand des malheurs !

Vous ne sauriez croire, et j’ai honte de vous dire, combien je suis peinée de ne plus recevoir ces mêmes lettres, que pourtant je refuserais encore de lire. J’étais sûre au moins qu’il était occupé de moi ! et je voyais quelque chose qui venait de lui. Je ne les ouvrais pas, ces lettres, mais je pleurais en les regardant : mes larmes étaient plus douces et plus faciles ; et celles-là seules dissipaient en partie l’oppression habituelle que j’éprouve depuis mon retour.

Lettre CXXV

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

« Je ne puis plus supporter mon existence, qu’autant qu’elle servira à vous rendre heureux. Je m’y consacre toute entière ; dès ce moment, je me donne à vous. »

La voilà donc vaincue, cette femme superbe [La Présidente de Tourvel] qui avait osé croire qu’elle pourrait me résister ! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi ; et depuis hier, elle n’a plus rien à m’accorder.

Je suis encore trop plein de mon bonheur , pour pouvoir l’apprécier, mais je m’étonne du charme inconnu que j’ai ressenti. Serait-il donc vrai que la vertu augmentât le prix d’une femme, jusque dans le moment même de sa faiblesse ? […]

Dans la foule des femmes auprès desquelles j’ai rempli jusqu’à ce jour le rôle et les fonctions d’amant, je n’en avais encore rencontré aucune qui n’eût, au moins, autant d’envie de se rendre, que j’en avais de l’y déterminer ; je m’étais même accoutumé à appeler prudes celles qui ne faisaient que la moitié du chemin, par opposition à tant d’autres, dont la défense provocante ne couvre jamais qu’imparfaitement les premières avances qu’elles ont faites. […]

« Femme adorable, lui  dis-je en risquant l’enthousiasme, vous n’avez pas d’idée de l’amour que vous inspirez ; vous ne saurez jamais jusqu’à quel point vous fûtes adorée, et de combien ce sentiment m’était plus cher que mon existence ! Puissent tous vos jours être fortunés et tranquilles ; puissent-ils s’embellir de tout le bonheur dont vous m’avez privé ! » […]

« Et vous êtes dans le désespoir, parce que vous avez fait mon bonheur ? » A ce mot, l’adorable femme se tourna vers moi ; et sa figure, quoique encore un peu égarée, avait pourtant déjà repris son expression céleste ; « Votre bonheur, me dit-elle ! » Vous devinez ma réponse. « Vous êtes donc heureux ? » Je redoublai mes protestations. « Et heureux par moi ! » J’ajoutai les louanges et les tendres propos. Tandis que je parlais, tous ses membres s’assouplirent ; elle retomba avec mollesse appuyée sur son fauteuil ; et m’abandonnant une main que j’avais osé prendre : «  Je sens, dit-elle, que cette idée me console et me soulage. » […] « Vous avez raison, me dit la tendre personne ; et je ne puis plus supporter mon existence, qu’autant qu’elle servira à vous rendre heureux. Je m’y consacre tout entière : dès ce moment je me donne à vous, et vous n’éprouverez de ma part ni refus, ni regrets. » Ce fut avec cette candeur naïve ou sublime, qu’elle me livra sa personne et ses charmes, et qu’elle augmenta mon bonheur en le partageant. L’ivresse fut complète et réciproque ; et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais. Enfin, même après nous être séparés, son idée ne me quittait point, et j’ai eu besoin de me travailler pour m’en distraire.

Lettre CXXX

Madame de Rosemonde à la Présidente de Tourvel

«L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, la femme de celui qu’elle procure. »

Cette différence, si essentielle et si peu remarquée, influe pourtant, d’une manière bien sensible, sur la totalité de leur conduite respective. Le plaisir de l’un est de satisfaire des désirs, celui de l’autre est surtout de les faire naître. Plaire n’est pour lui qu’un moyen de succès ; tandis que pour elle, c’est le succès lui-même. Et la coquetterie, si souvent reprochée aux femmes, n’est autre chose que l’abus de cette façon de sentir, et par la même en prouve la réalité.

In "Les Liaisons Dangereuses" par Choderlos de Laclos