Le sac prodigieux

J'étais un jour assis dans ma boutique à vendre et à acheter, quand un Kourde vint me marchander quelques objets ; mais soudain il s'empara d'un petit sac qui était à ma devanture et, sans même prendre la peine de le cacher, voulut s'en aller avec, absolument comme s'il lui appartenait depuis la naissance. Alors moi je bondis de ma boutique dans la rue, je l'arrêtai par le pan de sa robe, et lui enjoignis de me rendre mon sac ; mais il haussa les épaules et me dit : "Ce sac ! mais il m'appartient avec tout ce qu'il contient ! " Alors moi, à la limite de la suffocation, je m'écriai : "O musulmans ! sauvez mon bien des mains de ce mécréant !" A mes cris, tout le souk s'attroupa autour de nous, et les marchands me conseillèrent d'aller me plaindre au kâdi à l'instant. Moi, j'acceptai, et ils m'aidèrent à entraîner le Kourde, ravisseur de mon sac, chez le kâdi.

Lorsque nous fûmes arrivés devant le kâdi, nous restâmes debout respectueusement entre ses mains, et il commença par nous demander : "Qui de vous est le plaignant, et de quoi se plaint-il ?" Alors le Kourde, sans me laisser le temps d'ouvrir la bouche, fit quelques pas en avant et répondit : "Qu'Allah donne l'appui à notre maître le kâdi ! Ce sac que voici est mon sac, et tout ce qu'il contient m'appartient. Je l'avais perdu, et je viens de le retrouver à la devanture de cet homme !" Le kâdi lui demanda : "Quand l'avais-tu perdu ? " Il répondit : "Dans la journée d'hier, et sa perte m'a empêché de dormir toute la nuit ! "Le kâdi lui demanda : "Dans ce cas, énumère-moi les objets qu'il contient !" Alors le Kourde, sans hésiter un instant, dit : "Dans mon sac, ô notre maître le kâdi, il y a deux flacons de cristal remplis de kohl, deux baguettes d'argent pour étendre le khol, un mouchoir, deux verres à limonade dont le pourtour est doré, deux flambeaux, deux cuillers, un coussin, deux tapis pour table de jeu, deux pots à eau, deux bassins, un plateau, une marmite, un réservoir à eau en terre cuite, une louche de cuisine, une grosse aiguille à tricoter, deux sacs à provisions, une chatte enceinte, deux chiennes, une écuelle à riz, deux ânes, deux litières de femme, un habit de drap, deux pelisses, une vache, deux veaux, une brebis avec ses deux agneaux, une chamelle et deux petits chameaux, deux dromadaires de course avec leurs femelles, un buffle et deux boeufs, une lionne et deux lions, une ourse, deux renards, un divan, deux lits, un palais avec deux grandes salles de réception, deux tentes en toile verte, deux baldaquins, une cuisine à deux portes et une assemblée de Kourdes de mon espèce tout prêts à témoigner que ce sac est mon sac !"

Alors le kâdi se retourna vers moi et me demanda : "Et toi, à ton tour, quelle sera ta réponse ?"

Moi, ô émir des croyants, j'étais stupéfait de tout cela. Pourtant je m'avançai un peu et répondis : "Qu'Allah élève et honore notre maître le kâdi ! Moi, je sais que dans mon sac, il y a seulement un pavillon en ruine, une maison sans cuisine, un logement pour les chiens, une école de garçons, des jeunes gens qui jouent aux dés, un repaire de brigands, une armée avec ses chefs, la ville de Bassra et la ville de Bagdad, la palais antique de l'émir Scheddad ben-Aâd, un fourneau de forgeron, un filet de pêcheur, un bâton de berger, cinq jolis garçons, douze jeunes filles intactes, et mille conducteurs de caravane prêts à témoigner que ce sac est mon sac !"

Lorsque le Kourde eut entendu ma réponse, il éclata en pleurs et en sanglots, puis s'écria en larmoyant : "O notre maître le kâdi, ce sac qui m'appartient est connu et reconnu, et tout le monde sait qu'il est ma propriété. Il renferme en outre deux villes fortifiées et dix tours, deux alambics d'alchimiste, quatre joueurs d'échecs, une jument et deux poulains, un étalon et deux chevaux hongres, deux longues lances, deux lièvres, un garçon enculé et deux entremetteurs, un aveugle et deux clairvoyants, un boiteux et deux paralytiques, un capitaine marin, un navire avec ses matelots, un prêtre chrétien et deux diacres, un patriarche et deux moines, et enfin un kâdi et deux témoins prêts à témoigner que ce sac est mon sac !"

Le kâdi, à ces paroles, se tourna vers moi et me demanda : "Qu'as-tu à répondre, toi, à tout cela ?" Moi, ô émir des croyants, je me sentais bourré de rage jusqu'à mon nez. J'avançai pourtant de quelques pas et répondis avec tout le calme dont j'étais capable : "Qu'Allah éclaire et consolide le jugement de notre maître le kâdi ! Je dois ajouter que dans ce sac il y a, en outre, des médicaments contre le mal de tête, des philtres et des enchantements, des cottes de mailles et des armoires remplies d'armes, mille béliers dressés à lutter des cornes, un parc à bestiaux, des hommes adonnés aux femmes, des amateurs de garçons, des jardins remplis d'arbres et de fleurs, des vignes chargées de raisin, des pommes et des figues, des ombres et des fantômes, des flacons, et des coupes, des nouveaux mariés avec toute la noce, des cris et des plaisanteries, douze pets honteux et autant de vesses sans odeur, des amis assis dans une prairie, des bannières et des drapeaux, une mariée sortant du hammam, vingt chanteuses, cinq belles esclaves abyssines, trois Indiennes, quatre Grecques, cinquante Turques, soixante-dix Persanes, quatre-vingt-dix Kourdes, autant de Chinoises, quatre-vingt-dix Géorgiennes, tout le pays de l'Irak, le Paradis Terrestre, deux étables, une mosquée plusieurs hammams, cent marchands, une planche de bois, un clou, un nègre qui joue de la clarinette, mille dinars, vingt caisses remplies d'étoffes, vingt danseuses, cinquante magasins de réserve, la ville de Koufa, la ville de Gaza, Damiette, Assouân, le palais de Khosrou-Anouschirwân et celui de Soleïmân, toutes les contrées situées entre Balkh et Ispahân, les Indes et le Soudân, Bagdad et le Khorassân ; il contient, en outre - qu'Allah préserve les jours de notre maître le kâdi ! -, un linceul, un cercueil et un rasoir pour la barbe du kâdi si le kâdi ne veut point reconnaître mes droits et juger que ce sac est mon sac ! "

Lorsque le kâdi eut entendu tout cela, il nous regarda et me dit : " Par Allah ! ou bien vous êtes deux garnements qui vous moquez de la loi et de son représentant, ou bien ce sac doit être un abîme sans fond ou même la Vallée du Jour du Jugement !"

Et aussitôt le kâdi, pour contrôler nos paroles, fit ouvrir le sac devant les témoins. Il contenait quelques écorces d'oranges et des noyaux d'olives ! Alors moi, je déclarai au kâdi ahuri à la limite de l'ahurissement que ce sac-là appartenait au Kourde, mais que le mien avait disparu ! Et je m'en allai.

in 'Les Mille et une Nuits'
Le parterre fleuri de l'esprit et le jardin de la galanterie, 375ème nuit et suivantes