Don Quichotte

L'adresse de la belle bergère à l'ami de Chrysostome, son admirateur désespéré

Je veux me défendre moi-même et prouver à ceux qui m'accusent de leurs tourments et de la mort de Chrysostome combien ils se trompent. Je vous prie donc, vous tous, de me prêter attention; il n'est besoin ni de beaucoup de temps ni de longs discours pour démontrer une vérité à des personnes de bon sens.

"Le ciel m'a faite si belle, dites-vous, que, sans pouvoir vous en défendre, vous êtes contraints de m'aimer ; et, en retour, vous prétendez et même exigez que moi aussi je vous aime. Je sais, par l'intelligence naturelle que Dieu m'a donnée en partage, que tout ce qui est beau est aimable ; mais je ne pense pas que, parce qu'on aime ce qui est beau, ce qui est beau soit obligé de répondre à cet amour. D'ailleurs, celui qui aime une beauté peut être laid et, la laideur ne méritant que d'être haïe, qui oserait dire : "Je t'aime parce que tu es belle ; tu dois m'aimer, bien que je sois laid" ?

"Mais, à supposer que la beauté soit égale de part et d'autre, il ne s'ensuit pas pour autant que, de part et d'autre, on doive éprouver les mêmes sentiments. Toutes les beautés ne donnent pas de l'amour ; il y en a qui réjouissent la vue, sans enflammer le coeur. Si toutes forçaient les coeurs à se rendre, nos désirs passeraient sans cesse d'un objet à un autre, sans savoir auquel s'attacher ; et le nombre des beaux objets étant infini, les désirs le seraient également. Or, j'ai entendu dire que le véritable amour n'admet ni la division, ni la contrainte. S'il en est ainsi, pourquoi exigez-vous que je me rendre à vos désirs pour la simple raison que vous prétendez m'aimer ? Si, au lieu de me donner la beauté, Dieu m'avait voulue laide, serais-je en droit de me plaindre de vous parce que vous ne m'aimez point ? Je n'ai pas choisi, moi, d'être belle : Dieu m'a ainsi faite sans me demander mon avis. De même que la vipère ne saurait être accusée de porter du venin, même mortel, puisque c'est la nature qui le lui a donné, personne ne peut me blâmer d'être belle.

"Chez la femme honnête, la beauté est comme le feu, ou comme l'épée tranchante, qui ne font aucun mal à ceux qui ne s'en approchent pas. L'honneur et la vertu sont des ornements de l'âme, sans lesquels le corps le plus parfait ne saurait être beau. Si donc l'honnêteté, plus que toute autre vertu, pare et embellit le corps et l'âme, pourquoi celle qui est aimée pour sa beauté devrait-elle y renoncer, afin de répondre aux sentiments de celui qui, n'écoutant que son inclination, s'ingénie, par la force et par la ruse, à la corrompre ? Je suis née libre, et c'est pour garder ma liberté que j'ai choisi la solitude des champs. Les arbres de ces bois sont ma compagnie, l'eau claire des ruisseaux mon miroir. C'est à ces arbres et à ces ruisseaux que je communique mes pensées et que j'offre ma beauté. Je suis ce feu éloigné, cette épée tenue à l'écart. Les hommes que ma vue a séduits, je les ai détrompés par mes paroles. Et si les désirs s'alimentent d'espoir, comme je n'en ai point donné à Chrysostome - ni d'ailleurs à nul autre -, on peut bien dire que c'est son obsitnation qui l'a perdu et non ma cruauté. Et si l'on m'objecte que, ses désirs étant honnêtes, je me devais d'y répondre, je dirai qu'à cet endroit même où l'on creuse sa sépulture, et où il m'a fait part de ses honnêtes désirs, je lui ai déclaré mon dessein de vivre dans une perpétuelle solitude, affirmant que la terre seule recueillerait le fruit de ma vertu et les dépouilles, intactes, de ma beauté. Et si, malgré cet avertissement et contre tout espoir, il s'est obstiné à naviguer contre le vent, quoi d'étonnant à ce qu'il ait sombré dans l'océan de ses illusions ? Si je l'avais satisfait, j'aurais agi contre ma bonne et juste résolution. Bien qu'éconduit, il s'est obstiné ; sans être haï, il s'est désepéré.

"Voyez maintenant s'il est raisonnable que l'on m'accuse de tous ses tourments ! Que celui que j'ai trompé se plaigne ; que celui que j'ai abusé par de fausses promesses se désespère ; celui que j'appelle, qu'il prenne confiance ; celui que j'encourage, qu'il s'enorgueillisse. Mais que ceux que je n'appelle, ni n'encourage, ni ne trompe, ni ne berce de fausses promesses, ne me traitent pas de cruelle ou de criminelle. Jusqu'à présent, le ciel a décidé qu'il n'était pas de mon destin d'aimer ; il est inutile d'espérer que j'aime parce qu'on m'a choisie.

"Que cet avertissement serve en général à quiconque me sollicite pour son plaisir particulier. Et que l'on sache bien que si quelqu'un meurt pour moi, ce ne sera ni de jalousie ni de désespoir. Car qui n'aime personne ne peut rendre jaloux ; et ce n'est pas dédaigner quelqu'un que de le détromper. Celui qui me traite de furie ou de bête sauvage, qu'il me fuie comme un chose haïssable et nuisible ; qui me nomme ingrate cesse de me servir ; qui m'accuse d'indifférence ne me courtise pas ; qui me trouve cruelle n'essaie point de me suivre. Cette furie, cette bête sauvage, cette ingrate, cette crelle, cette indifférente ne veut ni les chercher, ni les servir, ni les connaître, ni les suivre.

Jugement éclairé d'une plainte pour harcèlement sexuel

On vit entrer dans la salle d'audience une femme tenant à deux mains un homme qui, d'après son habillement, devait être un riche marchand de bestiaux.

- Justice, Monsieur le gouverneur ! criait-elle. Justice ! Si je ne la trouve pas sur la terre, j'irai la chercher dans le ciel ! Monsieur le gouverneur, ce méchant homme a abusé de moi au milieu d'un champ, il s'est servi de mon corps comme d'un torchon mal lavé ! Malheureuse que je suis ! Il m'a pris ce que je gardais comme un trésor depuis plus de vingt-trois ans, et que j'avais défendu contre Maures et chrétiens ! C'était bien la peine de rester dure comme le tronc d'un chêne, de me conserver intacte comme la salamandre dans le feu, comme la laine dans les buissons, pour que cet homme vienne me tripoter à pleines mains.

- Voilà qui reste à vérifier, dit Sancho, je veux dire si ses mains étaient pleines ou non. Et, se tournant vers l'homme, il lui demanda ce qu'il avait à répondre à la plaignante. L'autre répondit, tout troublé :

- Moi, messieurs, je ne suis qu'un pauvre marchand de cochons, sauf votre respect, et, ce matin, je suis venu dans ce bourg pour en vendre quatre, sur lesquels, entre les droits et la mauvaise foi des acheteurs, j'ai déboursé presque autant que j'ai touché. Je rentrais dans mon village, quand cette dame-là s'est trouvée sur mon chemin, et le diable a fait - lui qui ne rate pas une occasion de tout gâcher - que nous avons pris un peu de bon temps ensemble. Je l'ai payée raisonnablement ; mais ça ne lui a pas suffi. Elle m'a attrapé au collet et m'a traîné jusqu'ici. Elle dit que je l'ai violée, mais elle ment, et je suis prêt à le jurer. Voilà toute la vérité, sans qu'il en manque une miette.

Le gouverneur lui demanda alors s'il avait de l'argent sur lui ; l'autre ayant répondu qu'il portait sur sa poitrine une bourse de cuir contenant environ vingt ducats, il lui fut ordonné de la remettre aussitôt à la plaignante. L'homme obéit d'une main tremblante. La femme s'en saisit ; puis, faisant mille révérences à la ronde, et priant Dieu d'accorder longue vie et santé à monsieur le gouverneur, qui prenait si bien la défense des jeunes filles orphelines et sans ressources, elle sortit de l'audience, serrant la bourse à deux mains, après s'être assurée, toutefois, que les pièces qu'elle contenait étaient bien en argent.

A peine était-elle sortie que Sancho se tourna vers le marchand, qui ne pouvait retenir ses larmes à l'idée que sa bourse lui échappait.

- Courez après cette femme, lui dit-il ; forcez-la à vous rendre la bourse, et revenez ici avec elle.

L'homme ne se le fit pas dire deux fois et partit comme une flèche. L'assistance attendait, stupéfaite, l'issue de cette étrange affaire. Peu après, on vit revenir l'homme et la femme, encore plus cramponnés l'un à l'autre que la première fois ; elle, dans son jupon relevé, tenait serrée la bourse que l'homme s'efforçait vainement de lui reprendre, tant elle se défendait.

- Justice, monsieur le gouverneur ! criait-elle. Justice ! Ce misérable a eu l'audace et le toupet de se jeter sur moi, en pleine rue, pour me reprendre la bourse que vous lui avez dit de me donner.

- Est-ce qu'il vous l'a reprise ?

- Me la reprendre ? A moi ? Je me laisserais plutôt ôter la vie qu'enlever la bourse ! Non, mais, qu'est-ce qu'il s'imagine ? Il faudrait me jeter d'autres chats à la gorge que ce rustaud sans vergogne ! Cette bourse, je la tiens et je la garde ; et on ne me l'arrachera pas, ni avec des tenailles, ni avec des cisailles, ni avec des marteaux, ni avec des maillets ! Pas même avec les griffes d'un lion ! Je me laisserais plutôt enlever l'âme de tout au fond des chairs !

- Elle dit vrai, ajouta l'homme ; et puisque je ne suis pas assez fort pour la lui reprendre, je m'avoue vaincu et je la lui laisse.

- Femme honnête et courageuse, dit alors le gouverneur, montrez-moi cette bourse.

Elle la lui donna aussitôt ; le gouverneur la rendit à l'homme, en disant à la violente non violentée :

- Ma bonne dame, si vous aviez mis la moitié moins d'énergie et de courage à défendre votre corps que vous en avez mis à défendre cette bourse, toute la force d'Hercule n'aurait pas suffi à vous soumettre. Allez en paix vous faire voir ailleurs, et ne séjournez pas dans cet archipel, ni à six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet. Allons, déguerpissez, menteuse, pipeuse, effrontée.

La femme eut peur et elle s'en alla tête basse, en maugréant.

Le gouverneur se tourna vers le marchand :

- Retournez en paix chez vous avec votre bourse ; et à l'avenir, si vous ne voulez pas qu'on vous la prenne, arrangez-vous pour ne plus fricoter avec n'importe qui.

L'homme le remercia du mieux qu'il put et s'en alla, tandis que l'assistance admirait une fois de plus les jugements et sentences du nouveau gouverneur.

Quelques règles de bonne conduite à l'usage de l'honnête homme

Premièrement, mon enfant, tu dois craindre Dieu, car tel est le fondement de la sagesse ; et si tu es sage, tu ne tomberas point dans l'erreur.

Secondement, tu dois t'examiner et essayer de te connaître toi-même, ce qui est la plus difficile des connaissances qui se puisse imaginer. Tu éviteras ainsi de t'enfler comme la grenouille qui voulait se faire aussi  grosse que le boeuf ; et la seule pensée que tu as gardé les cochons dans ton village t'empêchera de faire la roue, comme le paon de la fable quand il voit la laideur de ses pieds.[...]

Sache, mon ami, que si tu choisis la vertu pour règle et que tu mets un point d'honneur à n'accomplir que des actes vertueux, tu n'auras plus rien à envier aux princes ou aux grands seigneurs ; car on hérite d'un sang noble, tandis que la vertu s'acquiert, et la vertu, à elle seule, vaut bien plus que toute noblesse héritée.[...]

Ne te laisse pas guider par la loi du bon plaisir, en faveur auprès des ignorants qui se prennent pour des grands esprits. 

Que les larmes du pauvre t'inclinent à plus de compassion - mais non à plus de justice - que les plaintes du riche. 

Efforce-toi de découvrir la vérité à travers les promesses et les cadeaux du riche, comme à travers les pleurs et les sollicitations du pauvre.

Chaque fois que l'équité le permet, n'accable pas le délinquant de toute la rigueur de la loi, car un juge impitoyable n'a pas meilleure réputation qu'un juge compatissant.

Si tu fais plier la verge de la juseice, que ce soit sous le poids de la miséricorde et non sous celui des cadeaux.

S'il t'arrive d'avoir à juger un de tes ennemis, oublie qu'il t'a offensé et ne considère que la vérité des faits.

Ne te laisse pas aller à satisfaire tes passions personnelles quand tu juges la cause d'autrui. Tu risques de faire des erreurs irréparables; et si elles ont un remède, ce sera aux dépens de ton crédit, et même de ta fortune.

Si une jolie femme vient te demander justice, ferme les yeux à ses larmes et l'oreille à ses soupirs ; considère calmement sa requête, si tu ne veux pas qu'elle te fasse perdre la raison par ses pleurs et ta vertu par ses gémissements. 

Ne maltraite pas en parole celui que tu dois châtier dans son corps ; le pauvre homme a bien assez de son supplice, sans qu'on y ajoute des propos injurieux.

Dans le coupable qui tombe sous ta juridiction, considère le misérable pécheur, sujet à tous les vices de l'humaine condition. Pour ce qui dépend de toi, et sans faire offense à la partie adverse, montre ta clémence et ta compassion : les attributs de Dieu sont tous égaux et, cependant, sa miséricorde brille et resplendit à nos yeux de plus d'éclat que sa justice.

Si tu suis ces préceptes et ces règles, Sancho, tes jours seront longs, ta renommée éternelle, tes désirs comblés, ton bonheur ineffable. Tu marieras tes enfants comme tu le souhaites ; ils obtiendront des titres pour eux et leur descendance ; tu vivras en paix et béni de tous. Et, au terme de ton existence, quand la mort viendra mettre un terme à ta vieillesse sereine, ce sont les tendres et douces mains de tes arrière-petits-enfants qui te fermeront les yeux.

Jusqu'à présent, je t'ai donné des instructions pour la sauvegarde de ton âme. Ecoute à présent ce que j'ai à te dire pour celle de ton corps.[...]

Avant tout, Sancho, je te recommande d'être propre, de te couper les ongles au lieu de les laisser pousser, comme le font certains niais qui s'imaginent que des ongles longs embellissent la main : comme si on pouvait appeler ongles ces excroissances qu'ils refusent de couper et qui ressemblent à des griffes de crécerelle : c'est un abus répugnant et inacceptable.

Soigne ta tenue, car une mise débraillée est le signe d'un esprit paresseux, quand cette négligence dans le vêtement ne cache pas quelque fourberie, comme on le pensa de Jules César.

Tâche d'évaluer avec justesse ce que peut rapporter ta charge et, si elle le permet, choisis pour tes gens une livrée discrète et commode, et non pas riche et voyante, et répartis-la entre tes valets et les pauvres. Je veux dire que si tu as de quoi habiller six pages, habilles-en trois, et aussi trois pauvres. Tu auras de la sorte des pages pour te servir au ciel et sur la terre. C'est une manière de distribuer les livrées qui n'est guère de mise chez qui cherche les gloires vaines.

Ne mange ni ail ni oignon, pour qu'on ne risque pas de reconnaître à l'odeur que tu es né paysan.

Marche lentement, parle posément, mais sans donner à croire que tu t'écoutes, car il faut éviter toute affectation.

Dîne légèrement et soupe encore plus léger, car la santé de notre corps se fabrique dans l'atelier de l'estomac.

Bois avec modération ; pense que celui qui est pris de vin ne peut garder un secret ni tenir sa parole.

Fais bien attention, Sancho, à ne pas manger goulûment et n'éructer devant personne. [...]

N'abuse pas du sommeil ; celui qui ne se lève pas avec le soleil ne met pas à profit sa journée. Et surtout n'oublie pas : la diligence est mère de prospérité, tandis que la paresse empêche d'atteindre le but qu'on s'est donné. 

Quant à mon dernier conseil, même s'il ne sert pas à améliorer ton apparence, je souhaite que tu le graves dans ta mémoire, car il te sera plus utile que les précédents. Ne te mêle jamais d'opiner sur la noblesse d'un lignage, tout au moins pour le comparer à un autre. Car, nécessairement, il y en aura un meilleur que l'autre ; et tu te feras honnir de celui que tu auras rabaissé, sans que l'autre t'en sache gré le moins du monde.

In Don Quichotte, Miguel de Cervantes

Traduit de l'espagnol par Aline Schulman