Les grandes orgues
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Saint-André de Grenoble

Isère-France

L'orgue du XV° au XIX° siècle

     
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Essai de reconstitution de l'évolution de l'orgue du XV° au XIX° siècle

Par Bruno Charnay, titulaire.

Un travail de dépouillement d'archives a été fait de façon très méthodique au moment de la préparation de l'Inventaire national des orgues initié par le Ministère de la culture dans les années 80. Pour la Région Rhône-Alpes, les responsables en étaient Pierre-Marie et Michelle Guéritey, avec en plus une notice importante de Jean-Marc Baffert pour les orgues de l'Isère et de Pierre Guillot pour les orgues de l'Ain. Le travail de P-M. et M. Guéritey concernant les orgues de Savoie a été également précieux, pour des raisons que nous verrons plus loin. C'est à ces ouvrages que je me réfère principalement, l'inventaire des orgues de l'Isère, le plus cité, étant simplement référencé dans le texte suivant par Inv. suivi de l'indication de la page. Inutile d'en dire plus, étant donné que cet ouvrage, de grande qualité, a été largement diffusé et qu'il est toujours édité (fin 2020) :

Mon objectif n'est donc pas de plagier cet ouvrage ni d'apporter quelque révélation que ce soit, faute de recherches supplémentaires. J'ai simplement essayé de reconstituer l'histoire de l'orgue de Saint-André à partir de ces documents d'archives qui restent souvent évasifs sur le détail des travaux, aménagements et autres réparations. Nous avons cependant le privilège, contrairement aux autres orgues de la ville, de disposer de deux documents très précis donnant notamment la nomenclature des jeux en 1647 et 1686, ce qui, joint aux inventaires révolutionnaires, permet de reconstituer une histoire sinon certaine, du moins plausible de cet instrument. On aimerait bien, pour d'autres instruments grenoblois et surtout pour celui de la cathédrale, disposer des mêmes informations. Hélas, ce n'est pas le cas. J'aurai l'occasion d'y revenir.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais aussi mentionner deux ouvrages déjà anciens :

Peut-être un jour des historiens trouveront-ils de nouveaux documents sur ces instruments et seront-il en mesure de brocarder ma prose comme je viens de le faire avec celle du Chanoine Biard!

Par la force des choses, je vais souvent employer un vocabulaire très spécialisé. Le lecteur non initié pourra cependant tirer profit d'une lecture globale de cet article, en éludant certains passages trop techniques, mais s'il veut pénétrer plus avant dans le monde très particulier de l'orgue et de sa facture, il pourra facilement se référer à des sites dédiés sur Internet. Je recommande particulièrement, sur Wikipedia, les articles "Histoire de l'orgue" et "Lexique de l'orgue".

Origines et mémoire des orgues de Saint-André.

Disons-le tout de suite, Anneessens a construit un instrument entièrement neuf. Il ne subsiste pas un tuyau antérieur à 1898 (sauf peut-être au positif, réduit cependant à une simple façade muette destinée, comme souvent à l'époque, à cacher la console des claviers). Le buffet lui-même, dont on a parfois écrit à tort qu'il avait été classé monument historique en 1850 en même temps que le clocher, a été fortement modifié. En fait, ce n'est guère plus qu'un décor de théâtre plaqué sur la structure du nouvel orgue, nombre de panneaux et d'éléments décoratifs anciens disparaissant au passage.

Ne parlons pas d'un texte latin, d'interprétation incertaine, qui fit dire à plusieurs auteurs anciens que le dernier Dauphin, Humbert II, se rendit à la cour pontificale en Avignon avec un orgue dans ses bagages. En tout état de cause, on ne saurait le considérer comme un instrument strictement affecté à la collégiale.

Comme à la cathédrale, comme à l'église des Dominicains, c'est au début de XV° siècle que nous pouvons affirmer qu'un orgue est en place. En 1439, un certain Antoine Marey "répare le toit de l'orgue" pour "deux gros", première mention d'une série de réparations (soufflets et autres) effectués pendant deux siècles par des artisans dont le nom n'a pas forcément à être cité ici. On les trouvera dans Royer, op. cité. Par contre, il va falloir examiner en détail les documents à partir de 1647.

1647 : l'orgue de Louis Jay.

Le frère Louis Jay est un Dominicain du couvent de Montmélian (Savoie) connu aussi pour des travaux à l'orgue de Sainte-Agathe de Rumilly ainsi qu'aux cathédrales d'Embrun, Vaison-la-Romaine et Viviers. Une activité témoignant donc d'une notoriété régionale non négligeable. Pour la somme de 1500 livres selon un marché signé le 18 novembre 1647, il doit livrer de "nouvelles orgues" dont on s'aperçoit qu'il s'agit en fait d'une reconstruction de l'orgue précédent avec la composition que voici :

Montre, Bourdon, Prestant 4, Flûte douce 4, XII°, XV°, XV° douce, Quinton, XXII°, Cornet à 3 rangs.

A ce clavier s'ajoute une pédale dotée d'un jeu de 8. Il s'agit donc d'un positif d'inspiration clairement italienne ( de la part d'un savoyard, c'est assez naturel), et pour les non-initiés, précisons l'équivalent "français" des jeux indiqués uniquement par leur harmonique :

Le Quinton semble donner le 1 1/3, formant donc avec la Montre, le Prestant, la Quinte et l'Octave un Ripieno peu fourni, mais bien typique de l'Italie d'alors. Avant de voir comment cet orgue va devenir "français" trente ans plus tard, remarquons qu'il diffère très peu de l'orgue que Véjux a réalisé pour Rumilly : ce dernier ne possède pas de jeu de pédale, ni de Montre 8, ce qui induit un Ripieno plus aigu : à la place du rang de XII° (2 2/3) figure un rang de XXIX° (1/2) (Voir l'Inventaire des orgues de Savoie).

1686 : l'orgue de François Dufayet.

Moins de 40 ans après ces travaux, voici un facteur lyonnais chargé d'une reconstruction pour la somme de 264 livres. Dufayet jouit aussi d'une bonne notoriété puisqu'on lui connait des travaux à Arles, Embrun, Cuers, Moissac et, tout près de Grenoble, chez les Cordeliers de Moirans (couvent dont il reste quelques vestiges, après sa destruction - et celle de l'orgue - au XIX° siècle).

Le devis mentionne notamment la construction d'un sommier neuf, mais la tuyauterie est presque intégralement conservée, ce qui veut dire qu'elle peut remonter pour partie au XV° siècle, et notons qu'elle restera en place selon toute vraisemblance jusqu'à la fin du XIX° siècle au moment de la construction de l'orgue actuel. On peut penser aussi que le buffet et la mécanique de l'orgue ont été conservés.

L'orgue évolue vers une esthétique typiquement française, avec l'arrivée d'une Trompette ainsi que d'un Plenum avec Fourniture et Cymbale constituant un "plein-jeu à la française" tandis que les jeux de 1 1/3 et 1, entrant dans le Ripieno de l'orgue précédent, disparaissent. Voici la nouvelle composition :

Montre 8, Bourdon 8, Octave, Octave douce, Quinte, Nazard, Doublette, Tierce, Fourniture à 4 tuyaux, Cymbale à 3 tuyaux, Cornet à 5 tuyaux, Trompette, tremblant doux et tremblant à vent perdu. On peut aussi penser que la XV° douce a été oubliée, puisqu'elle semble s'imposer dans un orgue où apparait le jeu de Tierce et qu'on la trouvera dans l'inventaire révolutionnaire. On remarque que le Cornet passe de 3 à 5 tuyaux par note, devenant ainsi le "Grand Cornet" de l'orgue français classique et que Fourniture et Cymbale totalisent 7 rangs, ce qui donne un Plein-Jeu très convenable pour ce type d'orgue, d'autant qu'il sera enrichi d'un Bourdon 16 à une date indéterminée. La Trompette, premier jeu d'anche apparaissant sur cet instrument, permet aussi avec le Grand Cornet d'avoir la base de la sonorité de "Grand-Jeu français".

Changement de style mais aussi changement d'emplacement, signe aussi d'une "francisation" : l'orgue passe du transept sud à la tribune ouest, édifiée spécialement pour le recevoir par Jacques Massart. Il ne s'agit cependant que d'une première étape d'un programme plus ambitieux, qui n'aboutira jamais complètement mais progressera au fil des années.

1701-1704 : Construction du buffet actuel.

En 1701 se déroulent deux chantiers complémentaires : d'une part la construction d'un nouveau buffet par Etienne Jourdan et Didier Jailly, menuisiers à Grenoble, et d'autre part, des "aménagements" (sic) par Joseph Artiganave, de Bigorre. Quelques commentaires s'imposent :

D'abord, le buffet en question correspond certainement à la partie centrale du buffet actuel : deux tourelles encadrant une plate-face. La suite ne va pas tarder. En effet, dès 1704, l'organiste Guyard, dit Doussain, aidé de François Aubry, dit le Lorrain, prend en charge la construction des deux tourelles latérales ainsi que que d'un buffet de positif et d'un sommier. Les "ornements" de ce positif sont dus aux sculpteurs Gabriel Jacquin et Guillaume Bernard. Comme certains auteurs citent aussi ces deux sculpteurs pour la décoration des tourelles du grand buffet, je ne dédaignerai pas l'avis de personnes mieux informées que moi pour compléter ce paragraphe... En tout cas, on remarquera la finesse des sculptures de la partie centrale du Positif comparées à celles qui les surplombent sur le grand buffet.

En revanche, en consultant un ouvrage bien connu, Le vieux Grenoble (3 volumes, Fontvielle et alii, Roissard, Grenoble, 1970), on peut glaner dans le 3° volume p.33 quelques informations intéressantes concernant  Etienne Jourdan : vers 1693, il travailla pour les Pères de l'Oratoire à Grenoble, mais surtout, il réalisa en 1693 l'un des trois magnifiques plafonds à l'italienne du Palais du Parlement, celui de la chambre des comptes, aujourd'hui placé dans une des salles donnant sur la rue Cujas. Etienne Jourdan avait de qui tenir, puisque son père, Pierre Jourdan, avait reçu plusieurs commandes importantes, dont il ne reste malheureusement rien du fait du vandalisme  révolutionnaire : il travailla à la chapelle des Jésuites ainsi que pour le Palais épiscopal, deux magnifiques bâtiments fortement malmenés par l'histoire, tout comme le couvent de l'Oratoire (détruit)... On trouve aussi quelques renseignements sur Bernard (dont on connaît surtout des sculptures sur pierre sur les mêmes prestigieux bâtiments de la chapelle des Jésuites et du Parlement) dans le même volume p.15, et sur Jacquin p.103.  C'est le principal intérêt du buffet d'orgue de Saint-André de témoigner du talent de cette "école" de sculpteurs grenoblois dont l'oeuvre a largement disparu à la Révolution...

Voici donc achevé le buffet qui est en grande partie venu jusqu'à nous, malgré quelques modifications pas forcément heureuses d'Anneessens, notamment la surélévation des couronnements de plates-faces pour dissimuler le haut de la boîte expressive du Récit.

1701 : Les travaux de Joseph Artiganave.

Mais revenons en 1701, l'année donc où l'on commence à édifier le nouveau buffet. Le facteur Joseph Artiganave, de Bigorre, est chargé de divers "aménagements" pour la somme de 240 livres. On aimerait bien avoir quelques renseignements sur ce Basque, sans doute un facteur itinérant dont les historiens de l'orgue (notamment Norbert Dufourq) ne citent que trois chantiers : Saint-André et l'orgue des Dominicains à Grenoble, et les religieuses de Montfleury. Rien de plus, rien dans d'autres régions. Dommage... Peut-être, un jour?... Quant aux fameux "aménagements", il s'agissait manifestement d'adapter l'orgue à son nouveau buffet, c'est-à-dire, en clair, d'installer les nouveaux tuyaux de façade et de réaliser les postages nécessaires pour les raccorder au sommier. Il n'est pas mentionné l'adjonction de jeux nouveaux : il faudra attendre quelques années pour l'orgue de Dufayet s'agrandisse. Peut-être le sommier mentionné dans les travaux de 1704 était-il destiné tout simplement à recevoir le jeu de pédale, absent du devis de 1686 parce qu'on attendait l'achèvement du buffet pour l'installer à sa place traditionnelle, c'est-à-dire derrière les grandes tourelles latérales. Peut-être avait-on déjà aussi prévu d'ajouter un deuxième jeu de Pédale, par ailleurs indiqué dans les inventaires révolutionnaires.

1717 : Le rôle du Chanoine de Clèmes dans l'agrandissement de l'orgue par Pierre Véjux.

Le chanoine de Clèmes propose en 1717 son orgue personnel pour agrandir l'orgue de la collégiale et se charge d'établir un devis (avec l'aide de l'organiste de la cathédrale) atteignant la somme non négligeable de 5000 livres... Un peu surprenant, comparé aux sommes précédemment consacrées aux travaux. Mais passons... Le Chapitre doit emprunter 3000 livres, Monsieur de Valbonnais, Président de la Cour des Comptes, paye le reste, moyennant quoi ses armoiries seront sculptées sur le buffet par un nommé Vibert, peut-être de la famille dont on trouve mention dans Le Vieux Grenoble p.33. Malgré tout, le projet n'avance pas vite puisqu'il est réalisé en 1726-1728 par Pierre Véjux, frère Cordelier connu par ailleurs pour des travaux à Embrun, Nîmes et Noyon. Pierre Véjux intervient encore en 1733 pour ajouter quelques jeux, qui pourraient bien être le Bourdon 16, le Clairon et la Voix Humaine qu'on voit figurer à l'inventaire des orgues de Grenoble réalisé le 14 Prairial an IV (2 juin 1796) :

Le même inventaire révolutionnaire précise que l'orgue a quatre claviers, dont deux n'ont jamais joué. Sans doute avait-on installé (dès 1786 ou 1704) deux claviers supplémentaires pour créer ultérieurement un Récit et un Echo, dotés chacun d'un Cornet, sinon de quelques autres jeux. On se serait trouvé en présence d'un orgue de taille moyenne, mais typique de la France d'alors. Quand on voit la lenteur avec laquelle le clavier de Positif a pu être doté de ses jeux, on se doute que les circonstances, à mesure que le siècle avançait, ont été de moins en moins favorables à l'achèvement de l'orgue, de même que les comptes du chapitre font preuve d'économies drastiques réalisées dans le domaine de la musique à la collégiale (Royer p. 251). En tout cas, les deux seuls facteurs connus pour intervenir sur l'orgue avant la Révolution ne firent que des réparations et il n'est pas question de nouveaux jeux.

1748 : L'intervention de Samson Scherrer.

En 1748, Samson Scherrer effectue des réparations pour un montant de 300 livres. Bien que son devis soit intégralement cité en pièce justificative par Pierre-Marie et Michelle Guéritey cité dans l'Inv. p. 27 (Documents), je ne résiste pas au plaisir de copier le passage suivant :

"Quant au Positif ou petit corps de l'orgue où des Rats sont entrés, y ont fait leur nid, porté et déposé toutes sortes d'ordures, passé et repassé à travers les tuyaux ainsy que les chats du voisinage qui les suivoient, dont les plus petits tuyaux ont été dérangés et courbés, ..."

Pour ceux qui connaîtraient mal ce facteur suisse, originaire de Saint-Gall et mort à Genève en 1780, je rappelle que Scherrer a beaucoup travaillé en Dauphiné : il construit l'orgue de Saint-Louis de Grenoble (1746-1748), ceux des cathédrales de Gap (1749-1750) et Valence (1751-1753), reconstruit celui de la cathédrale d'Embrun (1751) et effectue des travaux à Saint-Antoine l'Abbaye (1748). On voit que le Chapitre de Saint-André a eu à coeur de s'adresser toujours à des facteurs réputés dans la région.

1718-1894 : Derniers travaux sur l'ancien orgue.

En 1778, nous connaissons encore l'intervention de Jacques Deterpigny, facteur originaire du diocèse de Noyon et installé à Grenoble à une date indéterminée, en tous cas avant 1780 (voir Inv. p.36).

En 1850, Jules Berlioz intervient notamment sur la soufflerie. Je renvoie à l'Inv. pp.52 et 301-302 pour ceux qui voudraient en savoir plus long sur ce cousin d'Hector et son activité à Grenoble. Beaucoup resterait cependant à découvrir à propos de ce singulier personnage...

En 1870, le facteur Goll refait la soufflerie pour la somme de 1400 F., ce qui semble indiquer que les travaux de Jules Berlioz n'étaient pas très "durables"... On ne connait même pas le prénom de ce facteur d'origine suisse, installé rue de la Paix à Grenoble, auteur de différents petits instruments en Isère et du travail moins reluisant de démolition de l'ancien orgue de la cathédrale de Grenoble en 1863 à la demande de l'architecte diocésain Alfred Berruyer, lancé dans une grande opération d'embellissement (en fait, de massacre) de ladite cathédrale. Là encore, on se reportera avec profit à l'Inv., notamment p.53. Il reste plusieurs jeux de lui dans l'orgue actuel du Temple de Grenoble. Plus étonnant, il est cité dans l'Inventaire des orgues du Vaucluse (ARCAM/EDISUD, s.d.) pour la construction de l'orgue de Beaumes-de-Venise en 1845 et l'agrandissement de l'orgue de Pertuis en 1855.

En 1884, c'est le grand facteur d'origine allemande installé à Lyon, Joseph Merklin, qui effectue des réparations pour 4700 F. Est-ce lui qui modifie la soufflerie en 1894? Toujours est-il que c'est Charles Anneessens qui construit l'orgue actuel en 1898, sans rien conserver de l'ancien. Peut-être Merklin, de notoriété presque égale à celle de Cavaillé-Coll, était-il jugé trop cher... Ainsi s'achève donc l'histoire de l'ancien orgue de Saint-André, dont le buffet reste imposant malgré les mutilations subies. Il est d'ailleurs à remarquer que c'est un des éléments de la collégiale les plus photographiés par les visiteurs.

Deuxième partie:

La place de l'orgue de Saint-André dans le parc instrumental de Grenoble sous l'Ancien Régime